16.
En accéléré
Le spectacle qui attendait Bridgess et Wellan dans la grande salle de réunion des Chevaliers les sidéra. Il n’y avait ni ennemis, ni querelle, seulement des hommes et des femmes qui semblaient s’examiner mutuellement avec beaucoup de curiosité. Wellan ne comprit leur consternation que lorsque ses deux apprentis s’approchèrent de lui. Ce n’étaient plus les deux gamins qu’il avait si longuement entraînés, mais deux hommes dans la vingtaine.
— Mais combien de temps ai-je dormi ? s’étonna le grand chef.
— Seulement quelques heures, maître, répondit Bailey, Cette transformation vient tout juste de se produire.
— Nous étions assis à la table et les serviteurs venaient de poser le repas devant nous lorsque nos tuniques sont devenues trop serrées, ajouta Volpel.
Le regard glacé de Wellan constata que tous les Écuyers avaient subi la même métamorphose. Aussi stupéfaite que lui, Bridgess se dirigea vers ses filles : elles affichaient désormais des courbes très féminines…
— Et personne n’a provoqué ce phénomène ? articula Wellan en dévisageant Kira.
— Ce n’est pas moi ! explosa-t-elle, furieuse d’être une fois de plus pointée du doigt.
— Elle dit la vérité, confirma Sage, qui ne l’avait pas quittée d’une semelle.
Bergeau et Jasson entrèrent avec leurs propres apprentis, également vieillis. Wellan alla vers eux en les observant d’un air interrogateur.
— Vous êtes revenus ici à cause de ce prodige, je suppose ? dit-il à ses deux frères qui possédaient des terres à l’extérieur du château.
— Non, répliqua Jasson. Je suis venu reconduire Lassa au château. Mes Écuyers ont grandi sous mes yeux alors que nous entrions dans la cour.
— Et moi, fit Bergeau, je suis venu parce que j’ai ressenti ton malaise ce matin. J’ai pensé que tu aurais besoin de nous. Les garçons ont changé tout d’un coup en franchissant la porte du palais.
— Pourquoi ne m’est-il rien arrivé à moi ? se plaignit une voix aiguë.
Wellan baissa les yeux sur Lassa, aux côtés de Jasson. Le petit prince semblait plus fasciné qu’effrayé par la métamorphose de ses aînés, mais le grand Chevalier, lui, n’y comprenait rien. Il pouvait tout aussi bien s’agir d’une intervention des dieux que d’une nouvelle ingérence des Immortels.
Avant qu’il puisse avancer une hypothèse pour rassurer ses soldats, le hall reçut une visite plutôt inusitée. Soutenu d’un côté par le magicien Élund et de l’autre par son apprenti Hawke, le vieux Roi d’Émeraude s’avança lentement dans la pièce. Il avait pris de l’âge ces dernières années, et ses jambes ne le portaient plus comme jadis. En l’apercevant, tous les Chevaliers et les Écuyers mirent un genou en terre. Seul Lassa demeura debout à se demander ce qui se passait.
— Relevez-vous, fiers guerriers, les pria le souverain.
Kira alla aussitôt chercher un fauteuil confortable où les deux magiciens firent asseoir le monarque.
— Merci, ma petite chérie, c’est très gentil, lui sourit Émeraude Ier.
Le Chevalier mauve l’embrassa sur la joue, puis se rappela qu’elle était un soldat et reprit sa place auprès de son époux.
— Il s’est passé beaucoup de choses dans mon château aujourd’hui, commença le roi, et puisque aucun de vous n’a jugé bon de m’en faire part, j’ai décidé de venir jusqu’ici pour m’en informer.
Wellan fit quelques pas vers lui en cherchant ses mots. Il ne voulait pas bouleverser le vieillard qui nourrissait et logeait ses hommes depuis toujours.
— J’ai eu une discussion enflammée avec le Magicien de Cristal, sire, avoua-t-il.
— On m’a rapporté que tu ne voulais plus être Chevalier, fit le monarque en fronçant ses épais sourcils blancs. Les deux événements sont-ils liés ?
— Oui, Majesté, je le crains.
— Après toutes ces années de loyaux services, tu n’as plus envie de protéger Enkidiev ? Mais explique-moi au moins pourquoi, Wellan.
Le grand chef raconta d’abord à Émeraude Ier et aux magiciens que leurs apprentis avaient mystérieusement vieilli de quelques années en un instant. Puis, il leur résuma le contenu du journal d’Onyx. Il leur fit part de ses inquiétudes quant au pouvoir d’une poignée d’hommes et de femmes aussi peu équipés de changer leur destin.
— Cela est bien fâcheux, en effet, soupira le roi. Que pourrions-nous faire pour leur venir en aide, Élund ?
— Je ne peux pas leur accorder plus de pouvoirs que ceux qu’ils possèdent déjà, votre Altesse, répondit-il.
— Le Magicien de Cristal peut-il être contraint de remédier à cette situation ?
— C’est un Immortel, Majesté, lui rappela Élund. Vous savez bien que les Immortels n’en font qu’à leur tête.
— Wellan, je préférerais que tu ne prennes pas cette décision trop rapidement, exigea Émeraude Ier. Je comprends tes craintes, mais je suis certain que nous trouverons une solution à ce problème. Donne-nous le temps d’y réfléchir un peu avant de me remettre définitivement ta démission.
Le Chevalier s’inclina, acceptant ainsi de reporter l’inévitable, car il ne voyait pas de quelle façon on pourrait lui fournir vingt mille soldats magiques avant l’arrivée de la vraie armée d’Amecareth.
— Que mange-t-on ce soir ? interrogea joyeusement le vieillard en semant la confusion parmi les serviteurs qui versaient le vin.
— De la viande, du pain chaud et du fromage ! s’exclama Lassa en grimpant sur un banc.
— Mais votre Altesse, vous n’y pensez pas, s’indigna le magicien.
— Ce serait trop compliqué de faire transporter ces victuailles chez moi, Élund, alors je partagerai le repas de mes plus importants sujets ici même !
Après quelques protestations, les deux mages acceptèrent de se joindre au groupe et, bientôt, Émeraude Ier se mit à bavarder avec les soldats vêtus de vert comme s’ils étaient tous ses enfants.
Dès que le repas fut terminé, Kira chuchota à son mari qu’elle avait une course à faire. Elle l’embrassa sur la joue, puis se faufila à l’extérieur du hall. Wellan la suivit des yeux mais ne bougea pas, devinant ses plans.